Gilles Roustan

Artisan développeur web
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Qui tranche ? Qui décide ?

01/07/2017

Des décisions difficiles

Cela fait longtemps que je n’ai pas écrit. Je pense que j’ai eu du mal à décider quoi écrire, quoi décrire.

Ces derniers temps, j’ai eu beaucoup de décisions difficiles à prendre. Des décisions avec un impact majeur sur ma vie, mon avenir et celui de mon fils. J’ai décidé aujourd’hui de vous en parler, peut-être que tout cela aidera quelqu’un d’autre dans ses choix ?

De la direction

J’ai travaillé à 1001pharmacies pendant presque 3 ans. Même si “vendre des shampoing” n’a rien de très glorieux, l’expérience personnelle que j’ai vécu là-bas a été particulièrement riche. Pendant presque 2 ans, sous l’impulsion de Sabine Safi, l’équipe fonctionnait sans hiérarchie. Malgré plusieurs problèmes, l’équipe s’était stabilisée ; un rythme, une organisation, une hiérarchie de compétences ont émergés. L’équipe technique fonctionnait de façon agile et cela marchait plutôt bien.

En février, 1001pharmacies a changé de direction. Lors de mon premier entretien avec le nouveau directeur, il m’a posé une question qui m’a choquée

Mais dans l’équipe technique, qui tranche ? qui décide ?

Personne.

Ce n’est pas possible que l’équipe avance si personne n’a le pourvoir de prendre des décisions

Je me suis vraiment rendu compte à ce moment que personne n’était désigné pour décider, pour trancher. Mais, contrairement à ce que l’on pourrait penser, cela ne nous empêchait pas de prendre de décisions, bien au contraire. Pour moi, le problème réside dans le pouvoir de prendre les décisions. Je préfère avoir la possibilité de décider que la responsabilité de décider.

Un vidéo-projecteur

Une histoire pour moi représente parfaitement l’évolution de l’équipe. L’histoire du vidéo-projecteur. Lors de mon arrivée, nous avions un vieux vidéo-projecteur de mauvaise qualité, tout le monde s’en plaignait. Lorsque l’équipe technique a commencée à faire des revues régulières de son travail, les couleurs et la lisibilité ne rendait pas vraiment compte de la qualité visuelle du travail. De plus, lors de l’accueil de meetup, la mauvaise qualité du vidéo-projecteur était systématiquement remontée par les participants.

Il n’y avait pas de hiérarchie, donc personne ne pouvait prendre la décision d’acheter un vidéo-projecteur, on a donc lancé un sondage malgré que l’on soit tous persuadé de l’utilité.

Résultat: UNE seule personne s’y est fortement opposée et comme un droit de véto, l’achat a été annulé.

Nous venions de passer dans un mode unanime.

Si un mode top-down est parfaitement injuste et ne prend jamais en compte l’avis du terrain (et donc de ceux qui sont le plus à même de décider), le mode unanime à un penchant pervers qui a tendance à ralentir, voir bloquer la prise de décision. Parfois même, certains éléments toxiques peuvent s’en servir pour saboter des projets.

Faire

Face à ces personnes toxiques qui trouvent toujours une bonne raison de ne pas commencer un projet, d’autres on envie de faire. Ces personnes-là, plus que celles qui posent 500 questions avant de commencer, poussent et aident la décision. On a vraiment eu de la chance d’avoir dans cette équipe ce type de profil. Ces faiseurs lancent parfois des chantiers que l’on croyait impossible. Cassent des croyances.

Parfois, il faut juste faire. L’ennemi de l’équipe, c’est l’immobilisme

C’est lors du lancement du développement de la v3 du site que l’on est rentré dans l’ère du consentement.

Lorsque Thomas a initié un projet de refonte du panier j’ai eu l’intuition que c’était le moment de refaire le site client. J’ai imaginé une architecture qui allait nous permettre de sortir quelque-chose de fonctionnel et de qualité le plus rapidement possible. Je l’ai présenté à Thomas qui a une réaction inattendue.

Je pense qu’il y a plein de problèmes dans ton archi… J’y crois pas trop, mais prouve-moi que j’ai tort.

Il a argumenté avec les zones d’ombres qu’il voyait. Mais comment lui prouver que j’avais raison ? (ou du moins pas trop tort). En faisant, en essayant.

En demandant à Thomas (et au reste de l’équipe), ce qu’il pensait de ma décision, j’ai fait ce que l’on appelle un advice process et Thomas m’a remonté, ce que l’on appelle en holacratie une tension. Ce que j’ai appris, c’est que

Moins l’on a de contrainte à la décision, plus on a de devoirs.

C’est exactement comme sur la route. Notre attitude est complètement différente selon si l’on aborde un feu rouge ou un rond-point. Lorsque le feu est vert, on accélère avant qu’il ne passe à l’orange et l’on ne regarde même pas si quelqu’un arrive, car on est dans notre droit ! On fonce car “si le patron l’a dit, je ne réfléchis pas, je le fais.”.

Alors que dans un rond point, on doit faire attention à céder le passage et à s’insérer au bon moment, quand tout danger est écarté. On passe de l’hétéronomie à l’autonomie. La conduite est plus souple, la circulation est plus fluide et il y a moins d’accidents.

Ce qu’a fait Thomas, c’est de me faire rentrer dans un rond-point, il fallait que je cède le passage, que j’évalue et évacue les dangers avant de me lancer. Là où un dirigeant classique aurait allumé son feu vert (ou rouge) pour que je fonce (et probablement dans un mur).

De plus, en fonctionnant ainsi, on remplace la frustration du feu rouge par l’impatience et la compréhension du rond-point.

Sur le terrain

Souvent, cette idée que les décisions doivent être imposées par un supérieur vient de la croyance que les personnes qui sont sur le terrain ne sont pas à même de prendre des décisions. Pourtant, je pense exactement le contraire.

Un jour, en visite chez mon père, avec ma soeur, ses 2 enfants et mon fils, on leur a fait balayer la terrasse pleine de feuilles. Les enfants s’amusaient vraiment et nous, les méchants adultes, on avait placé la poubelle assez loin du tas de feuilles pour que nos petits bambins se fatiguent en aller-retours. Bonne idée en soit (les parents comprendront) mais c’était sans compter sur le pouvoir de décision des gens du terrain. Au bout de quelques allers-retours, mon fils pris un léger recul et est parti chercher la poubelle pour la rapprocher du tas et donc gagner énormément de temps.

J’ai déjà vécu en tant que “simple” développeur ce type d’expériences. Lors de mon arrivée à 1001pharmacies, l’équipe marketing nous faisait des demandes régulières d’exports de données. La demande était attribuée à un développeur et cela pouvait nous prendre jusqu’à 2 heures selon la complexité des requêtes et les allers-retours avec une équipe marketing qui avait du mal à formuler son besoin. Un jour, le CTO décida, pour faire plaisir à l’équipe, d’organiser un “hackathon” sur un sujet libre dans la journée. Dans la journée, j’ai codé une mini-application permettant de configurer un ensemble de requêtes et de permettre à tous de les exporter quand ils le souhaitent, sans intervention technique. Cet outil est aujourd’hui massivement utilisé et fait gagner un temps considérable à l’équipe.

Pourtant, cette décision, je l’ai prise seul, du haut de toute ma frustration d’écrire des requêtes SQL au lieu de faire un travail qui me semblait plus utile.

Des émotions

D’ailleurs, je trouve aujourd’hui que l’on essaie de trop rationaliser nos décisions. Pourtant, dans ma vie de tous les jours, la plupart de mes décisions, je les prends avec mes émotions, avec mes tripes, mon coeur. Je n’ai pas choisi de travailler à 1001pharmacies en comparant les postes sur un excel, je n’ai pas choisi ma maison sur un ROI estimé, je n’ai pas choisi ma femme en comparant les prétendantes sur Google trends, je n’ai pas choisi de divorcer par pragmatisme.

Dans mon article sur la revue de code, je parle de mon fils qui ne voulait pas aller à l’école car Bruno lui avait dit que c’était un “gros nul”. Lorsque j’en ai parlé avec sa maîtresse, elle a fait quelque-chose qui a beaucoup changer ma façon de communiquer avec mon fils. Elle lui a simplement parlé de ses émotions :

  • “Ça ne doit pas être agréable, je pense que tu dois être en colère”
  • “Oui, parce que c’était mon pote !”
  • “Ça doit être triste de perdre un copain”
  • “Mais non, parce que je lui pardonne”

Et il est allé voir Bruno pour lui demander s’il voulait encore être son copain.

Ce n’est pas une demande de la maîtresse ou un conseil qui l’ont aidé à prendre sa décision, c’est la compréhension de ses émotions. Depuis, j’arrête de le conseiller sur ses choix ou de lui “faire la morale”, je l’aide à comprendre, par empathie, ce qu’il ressent ou ce que les autres ressentent. C’est beaucoup plus efficace.

Constater

Souvent, lorsque je parle de ce fonctionnement, on me dit : “Mais si je suis convaincu de quelque-chose mais que je n’ai pas les compétences pour le faire ?”.

Essayez quelque-chose : Constatez !

Lors d’une après-midi en famille au soleil, mon neveu était malade et n’avais pas bu de l’après-midi. Alors qu’il courrait autour de la table, ses parents lui hurlaient : “Louis ! Va boire !”. Au bout de 5 ou 6 tours de table, je le regarde et lui dit simplement : “Louis, ton verre est plein”. Immédiatement, il s’est arrêté et a bu.

Constater l’état des choses est souvent plus efficace qu’ordonner : “Le repas est servi”, “La lumière de la salle de bain est allumée”, “Le tunnel d’achat a un mauvais taux de conversion”, “La prod est down”. De plus, cela donne une autonomie aux équipes sur la manière de résoudre les situations. Ne sous-estimez pas la culture des développeurs et leur capacité à trouver des solutions, c’est l’essence même de notre métier.

Seul un constat simple, compréhensible et partagé permet de comprendre pourquoi on travaille.

Des valeurs

Les gens changent, parfois doucement parfois radicalement. C’est ce qui m’est arrivé avec ma femme.

Lors de sa maladie, ma femme a subi des lésions cérébrales qui ont radicalement changé son comportement, ses goûts, ses valeurs. Souvent un choix est une question de perspective, où cela nous amène, qu’est-ce que ça nous apporte ?

Comme mon choix de quitter 1001pharmacies, le choix de mon divorce réside dans un conflit de valeurs et l’objectif était de sortir par le haut en regardant les perspectives et la valeur de ce choix plus que les risques de ce choix.

Les valeurs de ma femme avaient changé. Avoir des valeurs communes avec ma compagne est pour moi l’un des piliers d’une relation. Ce pilier s’est effondré, nous ne sommes plus alignés dans notre vision de la vie, de l’éducation, des priorités. C’était voué à l’échec.

Lors du développement de la v3, on s’est beaucoup basé sur nos valeurs pour concevoir les fonctionnalités, le design et l’ergonomie. Chaque choix était confronté à un questionnement sur l’adéquation avec nos valeurs. Si parfois c’était évident, souvent cela nous a amené à nous poser des questions et à sortir des schémas classiques du site e-commerce. Comme par exemple le fait que le site soit accessible à tous et facilement, dans une envie d’inclusivité, on ne souhaitait pas avoir d’authentification ou de connexion par mot de passe qui rend complexe une commande et exclu ceux qui ont du mal à se servir d’une boite e-mail.

Un point a particulièrement posé problème en terme de valeur : l’ajout de tracker sur les pages du site. Après avoir été pris en mauvais exemple par Thibault Joannic, il y a eu, dans une partie de l’équipe, une grosse prise de conscience sur l’envoie de données personnelles à des sites tiers, à tel point que l’équipe technique refusait catégoriquement de mettre des trackers dans la v3. Cela allait à l’encontre de nos valeurs.

Malgré tout, sous l’insistance de l’équipe marketing, nous avons cédé… mais pas sans conditions. Chacune des données envoyées aux différents sites étaient réduite au strict minimum et anonyme au maximum. On a fait un gros travail de réécriture, car oui, avant, si vous achetiez un test de dépistage du VIH, le monde entier le savait. J’espère que la nouvelle direction ne reviendra pas trop en arrière sur ce point et je ne peux que vous conseiller de vous fournir en produit sensible directement en pharmacie…

Questionnez-vous sur vos valeurs, confrontez votre travail à celle-ci et réfléchissez bien. Etes-vous prêt à en sacrifier une pour que votre patron s’achète une Lamborghini ?

Échec

Mais tout cela n’est possible que s’il existe un droit à l’échec, si lors d’un choix qui dans la pratique s’avère mauvais, que l’on s’autorise et que l’on accepte de ne pas s’acharner. Le droit à l’échec est essentiel pour l’autonomie. C’est aussi le meilleur moyen de mettre à profit les idées de toute l’équipe.

Est-ce que je me serais lancé dans la réécriture du site si j’avais au-dessus de moi la menace d’une sanction en cas d’échec ? Certainement pas !

Comme quand j’essaie de comprendre les émotions de mon fils… Parfois, je me trompe. Est-ce que c’est grave ? Non.

  • J’ai l’impression que tu es énervé ?
  • Non, je suis pas énervé, je suis en colère ! Parce que je n’arrive pas à finir ce puzzle.

Il me corrige, petit à petit, je le comprends mieux, déchiffre mieux ce qu’il ressent et je réagis mieux. L’important n’est pas de commettre une erreur, mais d’en tirer les conséquences, une leçon.

Je lui demande souvent de matérialiser ses émotions : “Dessine-moi à quel point tu es en colère !” ou “Tu es content grand comment ?”. Voir, constater, mesurer ses émotions l’aide à les comprendre, les canaliser, les contrôler.

Lors de mon arrivée à 1001pharmacies, Thomas était en plein dans un effet tunnel pour le remplacement de l’outil de gestion du catalogue, car l’actuel, développé par un sous-traitant peu soucieux de la qualité, n’était pas très ouvert à l’évolution et peu fonctionnel. L’équipe de Thomas travaillait sur ce nouvel outil, développé en interne depuis plusieurs mois. Je ressentais clairement sa frustration lors des “feux rouges” successifs mis par une direction qui manquait peut-être de courage et d’écoute. Après le changement d’organisation, l’équipe a enfin pu décider que ce choix était voué à l’échec et laisser Thomas sortir de ce tunnel parsemé de feux rouges et de stop. Nous avons décidé de le remplacer par un outil fait par une entreprise dont c’est le métier. Après tout, notre métier c’était de vendre des shampoings et non de gérer un catalogue produit.

Lors du choix de l’outil de gestion de catalogue, je pense que l’on a commit une erreur. Trop tôt, un choix à l’économie plus qu’au ressentit, un outil choisi sur un tableau excel plutôt que sur notre intuition, c’est un échec. On a passé plusieurs mois à payer sans s’en servir, car il ne correspondait au besoin que sur le papier.

Je sais maintenant qu’un tel choix doit être fait au dernier moment, car c’est le moment où l’on aura le plus d’informations pour faire ce choix.

Le meilleur moment pour prendre une décision, c’est le plus tard possible.

Choisir un outil, un hébergeur, un collaborateur est lourd de conséquences. Imaginer que choisir des mois à l’avance, c’est se sur-estimer.

C’est pour cela que j’aime les outils SAAS, car on peut se tromper.

Cela fait perdre du temps ? Non, je ne pense pas. C’est du temps investi en connaissance. Notre métier, le développement, ce n’est pas un métier de production, mais un métier d’apprentissage. On apprend un autre métier, de nouvelles technologies, de nouveaux langages, de nouvelles façons de travailler ensemble. On expérimente et nos échecs nous servent à progresser. Un développeur qui n’a pas connu d’échecs est un développeur qui sort de l’école.

D’ailleurs, le Test-driven developement n’est-il pas une méthode de développement piloté par l’échec ?

Suite à la maladie de ma femme, j’ai essayé de vivre avec elle et sa maladie, avec cette nouvelle personne que je ne connais plus. C’était difficile, extrèmement difficile. C’était un échec. Je sais pourquoi, je le comprends, je peux l’écrire, l’expliquer. Est-ce que je regrette ? Loin de là.

J’aurais eu des regrets si je n’avais pas essayé, si je n’avais pas échoué.

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